Comprendre un attachement anxieux-désorganisé et la fonction cachée d’un “tic”

Il existe des comportements qui semblent insignifiants.
Un geste répétitif.
Une manie étrange.
Une obsession venue de nulle part, et qui pourtant nous accompagne toute une vie !
Pendant longtemps, la femme dont je raconte ici l’histoire – une histoire anonymisée, comme on en rencontre souvent en relation d’aide – a pensé qu’elle avait simplement un tic. Rien qu’un petit mouvement des doigts autour des yeux, une manière de provoquer des sensations visuelles ou de recueillir des mucosités lacrymales. Une habitude héritée de l’enfance, dirait-on. En réalité, ce geste était la trace intacte d’un passé émotionnel qui n’avait jamais trouvé de mots. Le message, probablement trop douloureux, ne parvenait pas à se frayer un chemin par le biais d’une communication linguistique.
L’enfance, le mensonge protecteur et la fracture secrète
Tout commence dans une famille aimante mais imprévisible.
L’enfant est confiée chaque jour à ses grands-parents, entourée, choyée, portée par une relation fusionnelle à sa grand-mère. L’enfant est entourée, la grand-mère a des fils et des filles jeunes adultes, elle garde des petits en tant qu’assistante maternelle.
Puis, soudain, le monde se déchire : la mort brutale du grand-père, les adultes, les jeunes adultes et les petits qui disparaissent pour vivre le deuil loin d’elle, puis le déménagement de toute cette « constellation affective » à près de 1000 kilomètres. Tout est perdu coup sur coup. Tout ce qui faisait sécurité s’effondre à l’âge de cinq ans.
On lui cache la vérité, toujours pour “la protéger” : la mort, les rendez-vous médicaux, les départs.
Sa mère lui dit même que la grand-mère « va acheter de la limonade et revient tout de suite », alors que la voiture qui l’emporte a déjà tourné au bout de la rue. L’enfant attend des heures derrière la fenêtre, des jours et des nuits passent avant de comprendre la trahison. Où la grand-mère est-elle donc partie acheter cette limonade alors que l’épicerie est à cinquante mètres ? Et pourquoi la mère mentirait-elle ?
Ce mélange – amour réel, mais vérité fuyante – s’imprime profondément.
C’est ainsi que naissent parfois des attachements anxieux-désorganisés : une recherche constante de proximité, contrariée par une méfiance viscérale envers ceux qu’on aime.
Lorsque plus tard l’école devient un terrain d’humiliation, d’incompréhension, parfois de harcèlement, le schéma s’enracine davantage. Les adultes perdent patience. Les pairs se moquent. Les pleurs deviennent agaçants aux yeux des uns, excessifs pour les autres. L’enfant apprend que ses émotions dérangent et doivent être contournées.
Le premier geste : regarder le soleil derrière les cils
Un jour de CM2, elle invente un rituel.
Elle regarde le soleil en plissant les yeux jusqu’à voir apparaître des halos.
Entre ces halos passent les corps flottants qu’elle perçoit depuis l’enfance.
Elle reste longtemps ainsi, dans une sorte de transe silencieuse où le monde semble enfin stable, répétitif, contrôlable.
Ce n’était pas un jeu, ni un tic ou une manie.
C’était un refuge sensoriel. Et cela agace les adultes autour d’elle : « Elle plisse les yeux tout le temps, elle va se rider avant l’âge et puis ça fait carrément autiste ! »
Puis, à l’entrée en sixième, un second rituel apparaît : presser le coin interne de l’œil pour entendre le petit bruit rassurant du canal lacrymal. Quoiqu’il arrive, il est toujours présent et sonore.
Plus tard, passer le doigt entre la paupière et le globe pour provoquer la production et le retrait de mucosités.
Chercher la sensation exacte du glissement, du soulagement, du contact.
Ces gestes se répètent dans les moments d’ennui, de solitude, ou dans la voiture – un lieu clos, passif, où l’enfant devenu adolescente n’a ni prise ni contrôle.
Ce n’est pas anodin : la voiture est souvent le théâtre des anciennes angoisses d’abandon.
On croit avoir affaire à un tic encore (« Cette gamine est pleine de tics ! »)
En fait, le geste est un système d’auto-apaisement créé dans une période où aucun adulte ne pouvait répondre de manière cohérente à l’angoisse.
Les questions qui ont ouvert des portes
Voici les questions qui, dans un travail d’accompagnement, relation d’aide par psychopraticienne, ont permis de traverser la surface du phénomène :
« Quand ce geste a-t-il commencé exactement, et que vivais-tu à ce moment-là ? »
« En quoi te soulageait-il ? Quelle sensation cherchais-tu ? »
« À quoi ressemblaient les départs, les séparations, les mensonges protecteurs de ton enfance ? »
« Qu’as-tu ressenti lorsque les figures d’attachement ont disparu soudainement ? »
« As-tu connu beaucoup de ruptures ou de brusques changements de cadre dans l’enfance ? »
« Quel lien fais-tu entre les périodes de stress intense et le retour du geste ? »
« Comment réagissais-tu quand tu évoquais tes émotions enfant ? Était-il permis de dire la vérité de ce que tu ressentais ? »
« Que se passe-t-il en toi dans les moments où tu le fais encore ? Quel vide, quelle tension, quelle émotion cherches-tu à éviter ou à réguler ? »
Ce ne sont pas des questions inquisitrices.
Elles sont des clés.
Elles ont permis de relier le geste à la sensation d’abandon, au mensonge vécu comme trahison, à la perte soudaine des repères, à l’impossibilité d’exprimer la peur sans être moquée ou rejetée.
Le deuil gelé et la chute dans le spiritisme
Des années plus tard, l’histoire se rejoue autrement.
L’annonce de la mort d’un ami important déclenche un bouleversement intérieur. Le deuil ne peut pas prendre sa place : il arrive trop tard, trop brutalement. C’est ce que la psychologie appelle un « deuil gelé ».
Alors commence une plongée inattendue dans le spiritisme, plusieurs fois par jour, malgré une formation intellectuelle solide, malgré une connaissance religieuse (et notamment des interdits de l’église) qui, rationnellement, aurait dû empêcher cette dérive.
Mais l’inconscient, lui, ne raisonne pas.
Il cherche à réparer. En permanence.
Cette pratique lui offre une illusion parfaite : une présence constante, une voix aimante, des messages flatteurs, parfois même des phrases qui semblent venir de l’extérieur.
Pendant trois mois, cette pseudo-relation lui donne exactement ce que l’attachement désorganisé réclame : un lien impossible à perdre ! La canalisation la plus parlante en rapport avec l’enfance de la femme est celle-ci, l’esprit aimant lui écrit par le biais d’un oui-ja : « Je voudrais pouvoir t’offrir le sentiment que tu n’as rien perdu ». Le message est à double sens. C’est elle qui possède l’impression d’avoir perdu un lien mais il n’en serait rien.
Puis survient le retournement : l’apparition d’un “esprit farceur”, menaçant, incohérent, terrifiant.
Psychologiquement, il s’agit souvent du moment où la construction intérieure se fissure, où l’inconscient cesse de soutenir l’illusion et laisse remonter les peurs enfouies. D’ailleurs la femme le dit : « Tout était si merveilleux. J’ai pensé qu’il y avait peut-être un loup, que totu allait peut-être finir de façon catastrophique et c’est ce qui est arrivé ».
La crise qui suit est sévère, pleine de migraines et de pleurs incontrôlés mais elle marque le début d’une prise de conscience (lorsqu’elle entreprend une relation d’aide ces faits datent de quatre ans).
Les rêves qui suivent : symboles d’une intégration
Après cette période, des rêves intenses apparaissent :
un ami défunt, lumineux, comme si la vérité du deuil trouvait enfin un espace.
Un lion orange, presque fluorescent, fonçant sur elle et ne pouvant la toucher.
Des expériences de décorporation, souvent associées à des états de stress aigu.
Ces manifestations, loin d’être paranormales, sont des symboles psychiques puissants.
Le lion représente la peur primitive qui traverse sans détruire.
La figure lumineuse, la mémoire d’un lien réintégré.
La décorporation, l’effort du système nerveux pour s’éloigner d’une surcharge émotionnelle.
Le psychisme travaillait enfin à intégrer ce qui était resté bloqué pendant des années.
La puissance de la relation d’aide
Comprendre cette histoire n’a été possible que parce qu’un cadre sécurisant a été mis en place. Dans cet espace, il n’y avait plus d’humiliation, plus de mensonge protecteur, plus de départs brusques.
Pour la première fois, quelqu’un posait des questions vraies, recevait les réponses, reliait les fragments. C’est précisément cela que cherche un attachement désorganisé : un autre humain capable de rester, d’écouter et de ne pas se dissoudre.
Ce travail a permis de comprendre que :
le geste n’était pas un tic
le spiritisme n’était pas une dérive morale
les rêves n’étaient pas des signes mystiques
le deuil n’était pas pathologique
les peurs dans le couple n’étaient pas irrationnelles
Tout cela était la cohérence d’une seule et même histoire : celle d’une petite fille qui avait perdu ses repères trop tôt et avait inventé des stratégies de survie d’une grande intelligence émotionnelle.
Conclusion
Il est facile de se juger pour nos comportements étranges, nos obsessions, nos gestes répétitifs ou nos élans spirituels imprudents.
Pourtant, lorsqu’on écoute vraiment l’histoire derrière les gestes, on découvre souvent que ce qui semblait absurde était profondément sensé.
Un attachement anxieux-désorganisé n’est pas un défaut, mais une tentative de se protéger.
Un tic n’est parfois qu’un langage inventé pour survivre.
Une dérive spirituelle peut être le cri d’un deuil resté en suspens.
Et la relation d’aide peut offrir ce que l’enfance n’a pas pu donner : une présence stable, qui permet enfin de comprendre, de traverser et de se réparer.

